Benoit, Philippe, "l'arbre 1", dessin au feutre, 2019, Languedoc
77,5% de la population est urbaine (1). Pourtant la plupart de ces habitants ne comprend pas de quoi est faite la ville, et comment elle pourrait être faite pour résister aux dérèglements climatiques. Prenons un élément banal que tout le monde connait pour commencer cette réflexion. Prenons un arbre.
Face à moi, un arbre. Il trône au milieu d'une place. À ses pieds, une grille en fonte, des massifs de fleurs. Dans les yeux de ceux qui l'ont planté là, dans la seconde moitié du XXe siècle, il était une décoration, une pièce de mobilier urbain comme une autre. "Ceux qui l'ont planté là", ce sont ceux qui ont aménagé cette ville : paysagistes, architectes, urbanistes, élus politiques, fonctionnaires, technocrates de tout acabit.
Il est là, majestueux, seul, générique. Semblable en tout point à des milliers d'autres croisés aux coins des rues. Indifférencié. C'est un "bloc autocad", c'est-à-dire un élément de dessin numérique pré-enregistré, copié-collé sur un plan pour figurer l'emprise de sa ramure.
On le voit sans le voir, sans prêter attention à son essence, au nombre de ses branches, ou aux oiseaux qu'il abrite. Son rôle est de "verdir" cette petite place du sud de la France.
C'est drôle comme expression "verdir". C'est comme les "espaces verts", un terme d'Eugène Hénard (2) pour décrire cette sorte d'antimatière qu'est le végétal, le naturel, antagoniste de la ville humaine et minérale.
La complexité de la nature devient un aplat de lavis vert sur plan, une simplification extrême des rapports entre les espèces vivantes. Peut-on vraiment faire entrer une forêt, un sous bois, avec tous leurs arbres, leurs animaux, leurs champignons, leurs buissons, leurs fleurs, avec leurs couleurs changeantes à chaque saison, dans ces deux mots là : "espace" et "vert"?
L'expression évoque d'ailleurs plutôt l'idée d'accès à un espace public, qu'elle ne fait référence à la nature elle même. Pouvoir s'isoler du tumulte est un luxe reconnu dans l'imaginaire collectif depuis que les villes sont villes. Pas étonnant que le nombre de mètres carrés de "vert" disponible par personne soit aujourd'hui encore un argument de valorisation d'une métropole (3) sur une autre dans la compétition nationale "décentralisée".
Mais, revenons en à notre arbre. Ses branches zèbrent la place d'ombre. Elles laissent passer les rayons de Novembre jusqu'aux terrasses des cafés, jusqu'aux bancs où se réchauffent les vieux. Sans bouger, l'arbre fait tellement plus que simplement décorer la place.
Quand sous le bitume, la sève du printemps monte vers les rameaux, des feuilles apparaissent et grossissent pour récolter tout le soleil de l'été. Ce faisant, l'ombre s'étend sur la place et permet aux activités humaines de continuer à l'abri.
Comme le bouliste qui pointe pour la victoire à quelques mètres du tronc, l'arbre se met à transpirer aux plus fort des chaleurs estivales. L'humidité dégagée par les feuilles rend l'air plus frais et supportable.
Je m'assied à une table de la place. L'ambiance calme des rues se mélange au parfum d'un verre de vin blanc. Je regarde mon téléphone machinalement. Dans le fil des nouvelles, mon oeil s'arrête sur un titre putassier : "Face à la hausse des températures, le Qatar climatise ses rues" (1). Techniciste jusqu'à l'absurde, on adore. Réchauffement climatique? On installe la clim. À chaque problème sa solution.
Brillant avantage, un climatiseur refroidit l'air en même temps qu'il le réchauffe, créant un îlot de chaleur urbain, tout en rejetant des frigorigènes dans l'atmosphère, des gaz polluants. Le monde croît à grand frais.
Alors qu'un arbre, ça ne coûte pas cher à faire pousser, un arbre. Ça dure longtemps, ne tombe pas en panne, absorbe le CO2, filtre même certains polluants.
Benoit, Philippe, "l'arbre 2", dessin au feutre, 2019, Languedoc
Des gouttes sur mon écran me ramènent à la place où la pluie s'est mise à tomber.
Les averses torrentielles de l'automne glissent sur l'asphalte imperméable. Elles suivent les pentes jusqu'à trouver de la terre nue, trop désèchée par l'été pour absorber l'eau. La couche supérieure des sols est alors emportée par coulées de boue, et avec elle parfois les infrastructures et les maisons.
Avant qu'on ne les goudronnent, les revêtements des villes du midi laissaient les précipitations ruisseler par filets entre les "calades", des galets du Rhône posés sur la tranche comme des pavés, sans joints pour l'infiltration.
Avec la calade (4), l'eau parvient à rejoindre la nappe phréatique dans le sol drainé par les racines de l'arbre. Elle y reste ensuite jusqu'à la belle saison. Au plus fort de la chaleur, quand la goutte de sueur du bouliste mouille les pierres, elle s'évapore. Cette fraicheur mêlée à la transpiration de l'arbre forme le phénomène "d'évapotranspiration", une climatisation naturelle que les villes traditionnelles du sud ont su maitriser pour survivre à l'été.
Cette méthode d'aménagement utilise des principes physiques naturels pour rafraîchir l'espace public, en n'émettant pas de pollution, et en offrant aux autres espèces animales la possibilité de s'implanter, de partager l'espace.
Parce qu'elle n'utilise que peu de technologie, on la dit "basse technologie", ou plus couramment "low-tech", par contraste aux "high-techs". Cette opposition n'a rien d'idéologique en elle-même : la technique produit des merveilles parfois, quand elle n'est pas synonyme de surconsommation d'énergie et de matière, deux notions incompatibles avec la réduction de la pollution humaine. Il faut donc l'utiliser avec parcimonie, frugalité climatique oblige.
Cette place publique un peu caricaturale, avec son dispositif de rafraichissement construit autour de l'arbre, est adaptée au monde, à l'art de vivre méridional. Dans le mesure où la progression estimée de la température de 0,6 à 1,3°C en 2050 (5) fera progresser le climat méditerranéen jusqu'au niveau de Paris, il est intéressant d'envisager dès aujourd'hui d'adapter, de s'inspirer de ce type de système dans les aménagements des villes plus au nord.
Mais l'arbre pourrait donner encore plus à la ville, pour l'aider à s'adapter aux dérèglements climatiques, en le conjuguant à de nouveaux systèmes. Par exemple, une partie de la place à l'ombre des branches pourrait-être utilisée pour implanter un jardin partagé, un potager dans lequel différentes espèces végétales s'utilisent mutuellement pour se développer.
L'agriculture urbaine est cruciale pour amener les villes vers l'autonomie alimentaire. Prenons le verre de vin et les olives que j'étais en train d'apprécier sur la place. Ils ont été amenés par bateau, puis par camion jusqu'à Rungis, en région parisienne, avant d'être redistribués, acheminés à nouveau par camion, jusqu'à un grossiste local, achetés et ramenés en fourgonnette jusqu'au café.
Il suffirait d'un événement aussi simple qu'une grève prolongée dans les raffineries pour que mon verre ne soit durablement vide, sans option de substitution. Qu'en serait-il en cas d'une crise énergétique plus grave? Les lieux d'établissements humain, à la ville comme à la campagne sont dépendant des échanges continuels de marchandises. Ils sont à se titre très fragiles, ils ne sont pas "résiliants", c'est à dire qu'ils peinent à absorber les chocs.
Si les villes doivent faire un régime énergétique, leurs habitants doivent continuer à manger, même en cas d'interruption de l'acheminement de la nourriture.
Les habitants peuvent par conséquent produire une partie de leur alimentation. Loin d'être un fantasme de bobo, cette idée répond à deux objectifs : assurer que tous puissent manger même en cas de ralentissement soudain du commerce mondial, limiter la pollution liée au transport de marchandises.
Cette nourriture peut-être produite sans machines, sans engrais ni pesticides, avec un bon rendement et peu de travail, si l'on recrée les situations d'entraide que connaissent les plantes dans leur habitat naturel.
L'arbre y apporte l'ombre de ses feuilles, décompacte le sol avec ses racines. D'autres végétaux peuvent l'utiliser comme support de pousse, la vigne par exemple. Des légumineuses ou du trèfle fixent dans le sol l'azote nécessaire à la croissance de leurs voisins.
Les habitants usagers de ce potager urbain bénéficient des légumes produits, et redonnent en échange des nutriments à la terre, en compostant leurs déchets. Ce système d'agriculture aménageant la co-dépendance des espèces entre elles s'appelle la permaculture.
À force de le scruter, l'arbre prend vie. Je peux distinguer son espèce, c'est "un blaca" pour les occitans, un chêne pubescent. Il est entouré de végétaux et d'animaux avec lesquels il fonctionne en harmonie. Il influe également sur la taille des bâtiments qui sont l'habitat de l'Humain.
Parce que, le potager sous le blaca ne peut nourrir qu'un certain nombre de personnes. Plus le quartier compte d'habitants au kilomètre carré, moins il est efficace pour l'amener vers l'autonomie alimentaire. Faudrait-il encore définir précisément quelle part de l'alimentation on demande à ces végétaux de produire (6).
En repensant le rôle d'un élément urbain aussi simple qu'un arbre, en le regardant autrement, en comprenant l'intelligence des relations qu'il exerce avec son milieu, un système dont il est le centre, on défriche l'idée d'une autre ville.
Elle devient un réseau de connections entre le vivant, le minéral, l'Humain et le végétal.
L'arbre est un élément clé de l'adaptation aux dérèglements climatiques, en climatisant, en aidant à l'infiltration de l'eau, en devenant le support de l'agriculture urbaine. Avec son aide, l'aménagement de l'espace public dépasse ses fonctions décoratives et ostentatoires, pour devenir un atout de cohésion sociale, de bien être, écologique, et économique.
Lorsque l'on prolonge le principe de la permaculture à d'autres composants de la cité, l'organisation se ramifie et devient de plus en plus forte et résiliante.
Tout cela en regardant différemment un élément aussi simple et banal qu'un arbre solitaire sur sa place.
La prochaine fois que tu en croises un, regarde le bien dans les yeux.
ARTICLE CONNEXE :
(1) Tout dépend de ce que l'on appelle "la ville", le chiffre est contestable mais ce n'est pas l'objet de cet article. Clanché, François, Odile Rascol, "Le découpage en unités urbaines de 2010. L’espace urbain augmente de 19 % en une décennie", INSEE Première n°1364, Aout 2011
(2) Hénard, Eugène, grand aménageur parisien du début du XXe siècle, et inventeur de l'expression "espace-vert".
(3) Lise Bourdeau-Lepage, « Végétaliser les villes : une question ancienne ? », Métropolitiques, Octobre 2019. https://www.metropolitiques.eu/Vegetaliser-les-villes-une-question-ancienne.html
(4) Calade : Traitement de sol méridional, souvent réalisé à partir de déchets de carrières de pierres. Ce système fonctionne comme un mur de pierres sèches posées plat, pour laisser pénétrer dans le sol les fortes pluies de l'automne et du printemps.
(5) Dantec, Ronan, Roux, Jean-Yves «Rapport d’information fait au nom de la délégation sénatoriale à la prospective sur l’adaptation de la France aux dérèglements climatiques à l’horizon 2050, par MM. Ronan Dantec et Jean-Yves Roux, Sénateurs», Sénat, 2019, www.senat.fr/notice-rapport/2018/r18-511-notice.html
(6) Les villes d'avant l'ère préindustrielle, (soit un exemple concret de villes décarbonnées), étaient très denses, et peu étendue. Cette taille critique est définit par le rapport entre les besoins alimentaires de la ville, et la vitesse d'acheminement la nourriture depuis les points les plus reculés du territoire de production, avant qu'elle ne soit plus consommable.
Dans l'idée que les métropoles contemporaines ont largement dépassées cette dimension, et qu'il sera très difficile d'y revenir même avec une dédensification importante, il est essentiel de penser la question de l'agriculture urbaine comme une partie de la solution.
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